- CULTURALISME
- CULTURALISMELe courant culturaliste américain a réalisé historiquement la première association cohérente entre psychanalyse et anthropologie pour l’approche des phénomènes sociaux. Appelée aussi «culture et personnalité», cette école eut pour chefs de file trois anthropologues, Ruth Benedict (1887-1948), Margaret Mead (1901-1978), Ralph Linton (1893-1953), et le psychanalyste Abram Kardiner (1891-1981). Pour ces auteurs, la culture est définie comme la somme globale des attitudes, des idées et des comportements partagés par les membres de la société, en même temps que des résultats matériels de ces comportements, les objets manufacturés. Au-delà des particularismes et de la diversité sociétale, il s’agit de mettre en évidence l’influence des institutions et des coutumes sur la personnalité. Pour dégager les traits spécifiques des différents modèles culturels, les culturalistes ont recueilli d’importants matériaux ethnographiques dans un grand nombre de sociétés archaïques d’Amérique et d’Océanie.Relativisme des formes culturelles et exigence méthodologique d’unitéLes travaux de Margaret Mead sur les rapports entre les sexes dans trois sociétés traditionnelles d’Océanie demeurent aujourd’hui encore un témoignage exemplaire de l’approche culturaliste. L’enquête fut menée entre 1931 et 1935 chez les Arapesh, les Mundugumor et les Chambuli, trois ethnies océaniennes qui offrent chacune un traitement distinct de la différenciation des sexes. Les Arapesh, qui vivent dans des montagnes peu propices à l’agriculture, élèvent des cochons et s’alimentent d’ignames et de taros. Dans cette société, malgré un environnement naturel peu favorable, règne une réelle solidarité entre hommes et femmes. La coopération est la règle; l’autorité masculine n’est nullement valorisée. L’harmonie entre les sexes, symbolisée par le mariage, constitue l’idéal.Alors que chez les Arapesh la douceur est la norme, les Mundugumor, tribu favorisée par d’excellentes conditions écologiques et une horticulture prospère, se complaisent dans des relations agressives, alimentées dès l’enfance par des frustrations successives; le tempérament des adultes des deux sexes s’exprime dans la violence, la jalousie et la vengeance. Mais les rôles féminins et masculins ne se trouvent pas véritablement différenciés, comme c’est le cas chez les Chambuli. Cette tribu lagunaire, dont l’examen clôt l’enquête de Margaret Mead, réserve aux hommes et aux femmes deux univers bien distincts. Cérémonies et esthétique sont l’apanage des hommes: ceux-ci vivent une perpétuelle compétition pour obtenir la préséance sur la scène sociale. Les femmes ne connaissent pas ces relations difficiles et tendues qui sont propres aux maisons des hommes. Elles détiennent le pouvoir économique, assurant la subsistance de la société et maîtrisant la circulation monétaire. La domination masculine demeure formelle; en fait, les rôles sont renversés: l’angoisse et l’inadaptation masculines contrastent avec le dynamisme et la sérénité des femmes.À partir de ces analyses, Margaret Mead conclut que «les traits du caractère que nous qualifions de masculins ou de féminins sont, pour nombre d’entre eux, sinon en totalité, déterminés par le sexe d’une façon aussi superficielle que le sont les vêtements, les manières et la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre sexe» (Sex and Temperament , 1935). Ainsi la personnalité est-elle moins fonction du sexe que d’un système de rôles imposé par le modèle culturel en vigueur dans une société donnée. Dès sa première étude, Coming of Age in Samoa , M. Mead avait montré comment, dès leurs premiers mois, les individus sont imprégnés par ce modèle: toute la gestuelle et le rapport au corps d’autrui chez l’enfant sont progressivement façonnés selon des règles et des prohibitions implicites ou explicites, au point que, devenus adultes, hommes et femmes se conforment à ce pattern (notion clé du culturalisme que le terme «modèle» traduit imparfaitement) sans même en être conscients.On voit ainsi combien est fausse l’idée, répandue en Occident comme chez les «primitifs», que le comportement ou les idéaux d’une société correspondent à une aspiration universelle. Le mérite des travaux de M. Mead, comme des enquêtes de Ruth Benedict, qui se livra à une comparaison entre les cultures des Kwakiutl, des Pueblo et des Dobuans, dans Patterns of Culture (1934), est de mettre en lumière la relativité des formes culturelles. La reconnaissance de la pluralité des modèles a d’importantes implications en matière éthique et politique. Le culturalisme propose une remise en question méthodique de l’ethnocentrisme et du racisme. De même que R. Benedict appliqua les principes du relativisme culturel à la question noire dans Race, Science and Politics (1940), M. Mead s’est rendue célèbre en montrant dans Male and Female (1949) les limites de la conception prédominante des rapports entre les sexes dans les sociétés industrielles modernes: à cette conception, elle oppose celles des cultures exotiques et marque la possibilité et les voies d’une transformation du modèle existant.Si le relativisme a permis une remarquable extension du champ anthropologique grâce aux multiples enquêtes consacrées à des univers jusqu’alors dépréciés par l’Occident, il n’en soulève pas moins une difficulté méthodologique notable. L’argument de la pluralité et de la spécificité des cultures n’implique-t-il pas, en effet, l’impossibilité de traduire un système de croyances propre à une société dans les concepts qui sont prévalents dans un autre groupe. L’absence d’universaux, en matière culturelle, interdirait ainsi la constitution d’une science de l’homme rigoureuse et laisserait place à la multiplicité redondante des descriptions empiriques. Il semble que Ruth Benedict ait conscience de cette difficulté quand elle ressent la nécessité d’opérer une classification des types culturels opposant deux types de civilisation: l’apollinien et le dyonisien caractérisés, l’un par la modération et le respect d’autrui, l’autre par la passion et l’affirmation de soi. Chaque société se trouve dominée par l’une ou l’autre de ces «formes fondamentales».On voit ainsi que les culturalistes ne poussent pas le relativisme à l’extrême et distinguent entre la variété ontologique de l’objet et l’exigence méthodologique d’unité et de synthèse conceptuelle. Une telle visée caractérise la collaboration entre Abram Kardiner et Ralph Linton. Le premier, psychiatre de formation, s’appliqua, surtout à partir de 1937, à forger une théorie des rapports entre institution et personnalité. Les observations recueillies par Linton aux îles Marquises, puis chez les Tanala et les Betsileo de Madagascar seront utilisées par Kardiner dans son ouvrage majeur, The Individual in his Society. The Psychodynamics of the Social Organization (1939). Lors d’une série de séminaires à l’Institut psychanalytique de New York, sept cultures firent l’objet d’une réflexion systématique: celles des Trobriand, des Kwakiutl, des Zuñi, des Chuckchee, des Eskimo, des Tanala et des Marquisiens; en utilisant les apports d’anthropologues tels que Ruth Benedict, Cora du Bois, Ruth Benzel et surtout Linton, Kardiner visait à élucider les relations entre l’individu et les institutions.Personnalité de base et institutionsBien que l’héritage freudien ne soit nullement renié, il s’agit, pour Kardiner, de créer un cadre conceptuel suffisamment élaboré pour penser une causalité à double sens: du milieu sur l’individu; de l’individu sur le milieu. Or Freud et ses disciples ne semblent guère concernés par ces processus de modelage réciproque où s’interpénètrent personnalité et société. Les deux concepts introduits par Kardiner pour comprendre cette interrelation sont ceux d’institution et de personnalité de base .La culture est ici définie comme l’ensemble des institutions qui assurent la cohérence d’une société. «Une institution, écrit Kardiner, peut être définie comme tout mode établi de pensée ou de comportement observé par un groupe d’individus (c’est-à-dire une société) qui peut être communiqué, c’est-à-dire reconnu par tous, et dont la transgression ou la dérivation crée un trouble chez l’individu ou dans le groupe.» L’homme est un être de besoin, mais ses besoins ne sont pas tous fixés. Un grand nombre d’entre eux varient en fonction des conditions extérieures. L’homme se caractérise, en effet, par son adaptabilité; et chaque culture détermine les conditions dans lesquelles se trouvent satisfaits des besoins aussi fondamentaux que la faim et la sexualité.C’est pourquoi les individus vivant dans une même société et soumis à un même ensemble d’institutions partagent, selon Kardiner, le même type de personnalité. Le concept de personnalité de base rend compte de cet impact du social sur le psychique. Est-ce à dire que le moi subit passivement des conditionnements induits par la structure sociale? L’intérêt de la théorie de Kardiner est de récuser toute détermination univoque de l’ego par l’environnement externe. En effet, s’il est vrai que la personnalité de base est le produit d’un dispositif institutionnel donné, elle apparaît comme productrice d’institutions nouvelles.Kardiner en vient donc à distinguer deux types distincts d’institutions: les institutions primaires, que rencontre l’individu et auxquelles il doit, bon gré mal gré, s’adapter; les institutions secondaires, qui résultent dans l’individu de cette personnalité de base qu’il porte en lui. Grâce aux données anthropologiques et psychologiques dont on dispose, il est possible d’inventorier les institutions primaires. Abram Kardiner procède à cet inventaire et retient: la famille, le «nous», les disciplines de base, l’alimentation et le sevrage des nourrissons, la forme que revêtent les soins donnés ou refusés aux enfants, l’éducation anale et les tabous sexuels d’objet ou de but, les techniques de subsistance. Au nombre des institutions secondaires, produites par l’interaction entre les institutions primaires et la personnalité de base, on compte les systèmes de tabous, la religion, le rituel, le folklore et les techniques de pensée. La théorie de Kardiner semble ainsi donner une signification chronologique et biographique à la distinction du primaire et du secondaire.L’importance de l’enfance apparaît bien dans les analyses comparatives que Kardiner consacre aux Marquisiens et aux Tanala. Chez les premiers, il n’y a pas de système punitif. En l’absence d’une autorité paternelle marquée, l’enfant se développe hors de toute contrainte. Cet aspect de la personnalité de base (sentiment de sécurité à l’égard des hommes) se conjugue à des formes caractéristiques d’anxiété dont la source réside dans un contexte «primaire» bien particulier qui est marqué par les menaces périodiques de disettes dues à la sécheresse, et par la rareté des femmes, qui induit à l’égard de ces dernières un sentiment de frustration.Les institutions secondaires dérivent de ces préoccupations; elles sont destinées à apaiser les besoins et les tensions suscitées par les institutions primaires. Aussi observe-t-on des tabous alimentaires et l’homosexualité masculine se pratique-t-elle comme une revanche contre les femmes. Au niveau politique, c’est la solidarité masculine et la démocratie qui prédominent.Les Tanala présentent des institutions primaires caractérisées par le pouvoir absolu du père qui impose la discipline et exploite ses rejetons. Il n’y a pas de mobilité sociale, car dès la naissance les jeux sont faits. Ces institutions qui enferment les individus dans des cadres sociologiques rigides éveillent dans la personnalité de base la crainte et l’hostilité. Dans ce système austère, la soumission est préférable à la haine. Comme institutions secondaires, la religion et la magie traduisent la nécessité de s’adapter par l’obéissance. Le culte des ancêtres est à l’image de la contrainte paternelle. S’y conformer, c’est garantir à terme sa propre sécurité. Cette recherche de la sécurité par la soumission caractérise la personnalité de base des Tanala.Comme chez les Marquisiens, les institutions fondamentales sont celles qui modèlent l’éducation des enfants. Elles se caractérisent donc par leur antécédence, qui ne va pas sans faire problème. La distinction du primaire et du secondaire a suscité, en effet, de nombreuses critiques. Claude Lefort relève, dans son introduction à la traduction française de l’ouvrage de Kardiner, l’imprécision des concepts: pourquoi la jalousie figure-t-elle dans les institutions primaires, alors que l’homosexualité relève des institutions secondaires?On peut aussi s’interroger sur le type de causalité qui lie la religion et le système de croyances aux données du psychisme. Les institutions dites secondaires, qui englobent en fait l’idéologie d’une société, apparaissent comme la projection des affects ou des frustrations propres à la personnalité de base. Mais il semble impensable, dans le schéma de Kardiner, que l’élément idéologique ait un impact sur la formation de la personnalité de base. La causalité du primaire sur le secondaire par l’intermédiaire de la personnalité de base n’est pas réversible. Dans des recherches ultérieures, Kardiner a nuancé quelque peu sa position; il n’en reste pas moins que la tendance à chercher la clé de la culture dans la psychologie des individus demeure prépondérante dans son œuvre.Au-delà des critiques qu’il a suscitées, le culturalisme a su imposer, en théorie – par l’introduction de concepts inédits – et en pratique – par un renouvellement des méthodes ethnographiques –, un décloisonnement des sciences sociales. Alors que l’anthropologie tendait à s’enfermer dans l’étude de l’organisation sociale, les culturalistes surent montrer que le psychique et l’institutionnel ne sont que les deux faces d’une même réalité. Le culturalisme est à l’origine d’œuvres importantes comme celles des psychanalystes Eric Fromm et Karen Horney et du philosophe Herbert Marcuse. Les études des années soixante et soixante-dix consacrées à la modernité et au changement social portent l’empreinte de ce mouvement de pensée.culturalismen. m. Didac. école américaine contemporaine d'anthropologie, qui tente d'infléchir les thèses de la psychanalyse freudienne dans le sens d'une interprétation plus sociologique que biologique.culturalisme [kyltyʀalism] n. m.ÉTYM. Mil. XXe; de culturel, au sens de l'anglo-amér. cultural.❖♦ Didact. (sociol., psychol.). Doctrine sociologique qui met en évidence l'action du milieu « culturel » (des formes acquises de comportement) sur l'individu. || Le culturalisme fait distinction entre le comportement social de l'individu humain et son comportement biologique et physiologique (⇒ Biologisme). || Le culturalisme américain (école de Kardiner).1 Le dialogue entre le biologisme et le culturalisme est plein d'enseignements pour la pathologie psychosomatique.Jean Delay, Introd. à la médecine psychosomatique, p. 27.2 L'idéologie de la culture, ou culturalisme, étaye la thèse branlante de la cohérence et de l'unicité de « la » culture. Thèse officielle. Alors que de toute évidence la culture se pulvérise. Il n'y a depuis longtemps que des sub-cultures, d'origines diverses : campagne et vie rurale, vie urbaine, aristocratie, prolétariat, bourgeoisie, pays et secteurs dits « sous-développés », culture de masse, etc. (…)Henri Lefebvre, la Vie quotidienne dans le monde moderne, p. 184.
Encyclopédie Universelle. 2012.